jeudi 27 novembre 2008

Florence Chevallier, le corps de la photographie par LUCILE ENCREVE

FLORENCE CHEVALLIER,(site officiel)LE CORPS DE LA PHOTOGRAPHIE, par LUCILE ENCREVE

Quelques mots sur le travail de Florence Chevallier; dire quelque chose de cet oeuvre et de son auteure, qu'il (m')est impossible de séparer – une même puissante et vivante présence, qui s'impose (à la gare de Rouen, le matin, l'apparition de Chevallier alors que je n'y suis pas vraiment encore - le surgissement du réel, sa révélation). L'œuvre, des photographies de grand format (autour de 100 x 100 cm pour la plupart) et, depuis 1989, en couleur1, peut d'ailleurs être lu tout entier comme profondément autobiographique: l'artiste s'y expose, seule (Commun des mortels, Quelque chose d'Oedipe), en couple (Le Bonheur), en s'intéressant à ses paysages (1955, Casablanca) et, "réinvent[ant] une forme de vicariance"2, à son entourage (L'Enchantement, Des journées entières, Les Philosophes, Les Songes), dialoguant ainsi avec Nan Goldin ou Philip-Lorca diCorcia (la série A Storybook Life); mais il s'agit chez Chevallier d'une autobiographie psychique, à distance de toute anecdote et douée d'un caractère d'universalité.

La photographie de Chevallier montre des corps, est un corps, fait face. Une densité de l'œuvre (on pourrait y planter un clou, comme le souhaitait Picasso pour sa peinture); un poids de lumière; dans les polyptyques (jamais une seule image mais plusieurs visiblement assemblées et, contrairement aux panneaux séparés qu'utilise Jean-Louis Garnell, accolées) comme dans les séries, une équivalence de poids. Le poids des corps aussi (des blocs, comme chez Giotto), des corps sculpturaux – je pense bien sûr alors au travail actuel de l'artiste, autour de photographies de sculptures conservées au Louvre parmi lesquelles elle suscite des rencontres. Cet œuvre est ancré, massif. Est bien réel. Il constitue, accroché au mur3, dans le temps du regardeur, une présence, alors que la photographie serait caractérisée par l'absence (l'absence d'un réel saisi et, dès lors qu'il est saisi, perdu – le fameux "avoir-été là" de Barthes).

Si l'œuvre de Chevallier est réel, il se joue, dans ce qu'il représente, du réel et de sa vérité, et ces jeux mêmes concourent à lui donner sa propre réalité. Le jeu est d'abord formel: l'exemple extrême de la série quasi abstraite des Anges écorchés, des étoffes photographiées, sexuées et morbides, mis à part, il y a dans ce travail figuratif une attention à la forme, à la construction de l'image, de format, sauf exceptions, carré (celui qu'utilisent les peintres les plus radicalement abstraits), avec une lumière semblable (qu'elle soit naturelle ou suscitée en partie, dans Le Bonheur, par des jeux de miroirs) qui fait de toutes ces photographies toujours, presque, la même – une oeuvre de L'Enchantement 2, un diptyque avec trois corps en frise au bord de l'eau qui ne regardent pas le spectateur, peut se lire ainsi comme un écho à Seurat et ses peintures structurantes. Concourent aussi à ce jeu formel les mises en scène que met en place l'artiste (qui a suivi des études de théâtre), avec leurs personnages, joués par des êtres pourtant bien réels et non idéalisés (comme certains détails –poils, plis- le clament), mais, placés dans des espaces souvent clos, figés dans leurs poses, fermés sur eux-mêmes, absorbés, résistants, sans relation avec le spectateur; le temps est arrêté, en attente (une immortalité qui s'inscrit contre le dit instant photographique). Au sein de ce jeu formel, le réel reste très présent mais d'une manière, souvent parodique, qui inscrit l'œuvre au sein du post-modernisme : dans un travail qui se confronte aux thèmes universels (amour, couple, vie et mort, liens de l'homme avec les règnes végétal et animal) et à l'irreprésentable (intériorité, onirisme), l'artiste manie les symboles appuyés, les clichés et le kitsch (par exemple la jeune femme et son cheval blanc avançant au creux d'un sous-bois dans Des journées entières ou, dans Le Bonheur, les fleurs rouges improbables et, remarqués par Yves Michaud, les tuyaux d'arrosage tenus à plusieurs reprises par l'homme4) – un imaginaire qui frôle volontairement les stéréotypes et qui peut évoquer, autre univers, l'œuvre, littéraire et cinématographique, de Marguerite Duras, à la lisière toujours, entre roman de gare et sublime – œuvre, et en premier lieu India Song, dont l'artiste me confie à la lecture d'une première version de ce texte combien, habité par les questions du désir et de la perte, il a compté pour elle au début de son parcours ("un choc"5).

C'est sans doute aussi la position de Chevallier: œuvrer, dans des photographies incarnées, loin de toute pureté dictée par un médium qu'elle définit comme "un outil de révélation et de construction"6, à la lisière, dans un entre-deux qui participe de la force de son travail.

Lucile Encrevé

1 S'y adjoignent installations et vidéos. Je parlerai ici uniquement des photographies réalisées à partir de la série Le Bonheur (1991).
2 Régis Durand, "L'enchantement, ou comment rendre visible ce qui ne saurait l'être", Dans l'atelier du musée Zadkine, L'Enchantement, "Premier Couplet", de Florence Chevallier, Paris, musée Zadkine, 1997, n.p.
3 L'œuvre de Chevallier demande une vraie rencontre – les reproductions dans des catalogues (et ici même) ne permettent pas d'en éprouver toute la puissance.
4 Yves Michaux, Les Marges de la vision, Essais sur l'art (1978-1995), Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1996, p. 218.
5 Florence Chevallier, entretien avec l'auteur, 4 novembre 2006.
6 Ibid.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire